Servir le Peuple

 

Il faut avoir une analyse juste des régimes arabes (et du Proche/Moyen-Orient en général) pour comprendre les processus en cours. Or, ce n’est souvent pas le cas. A décharge, il faut dire que ces sociétés ont connu, depuis le mode de production asiatique de Sumer et des pharaons jusqu’aux “nationalismes” bureaucratiques d’aujourd’hui, une évolution sensiblement différente de celle de l’Europe, et que le marxisme, né en Europe, a parfois du mal à se départir de cette grille de lecture euro-centrée.

Ainsi, c’est une analyse marxiste répandue mais erronée (mais une erreur facile et compréhensible) que de considérer les régimes “nationalistes” de Assad ou Kadhafi, comme des régimes nationalistes bourgeois. De la même manière, on considère généralement l’Iran comme un régime théocratique moyennâgeux (féodal), et c’est également erroné. Pour comprendre cela, il faut, effectivement, avoir étudié et avoir une compréhension juste de ce que sont la féodalité et la bourgeoisie arabes (et orientales en général). Regardons cela de plus près.

Les Kadhafa (tribu du Kadhafi) sont profondément des hommes du désert ; le clan alaouite des Assad, des hommes de la montagne qui surplombe la côte méditerranéenne. Ce sont des clans féodaux. Leurs régimes peuvent bien être peints en “république”, voire en “socialisme national arabe”, ce sont des émirs, des chefs de clan au sommet d’une pyramide de tribus (exactement comme les monarques du Golfe), ce qui est la féodalité arabe. A la rigueur, la base et l’aile “gauche” des organisations de type baasiste ou nassérien, est constituée par une certaine bourgeoisie nationale intellectuelle, éduquée et “ouverte sur le monde” (sur l’Occident et ses idéologies bourgeoises). Tels sont les “pères fondateurs” du nationalisme arabe “socialisant” comme Michel Aflak (bourgeois intellectuel chrétien). Mais d’une manière générale, la mise en pratique de cette idéologie a été le fait de militaires, qui sont une caste féodale (héritiers des Mamelouks en Egypte, par exemple) ; et les Assad (comme hier Saddam Hussein) représentent l’aile “droite” du baasisme, Kadhafi (à l’origine) l’aile “droite” du nassérisme…

La bourgeoisie, elle, vit par définition dans les “bourgs”, dans les villes. Dans les pays arabes, ce sont les artisans et les commerçants du souk ; en Iran, on parle de bazar. Leur idéologie est le nationalisme bourgeois ISLAMIQUE, le “calvinisme musulman” de type Frères Musulmans ou Khomeyni…

On retrouve là typiquement l’éthique du protestantisme révolutionnaire des XVIe-XVIIe siècle en Europe, de la Genève de Calvin, de la guerre d’indépendance hollandaise, des révolutions anglaises et des Puritains fondant la nation américaine ; face à des régimes (sociaux-) féodaux et capitalistes bureaucratiques qui rappelent fortement les monarchies absolues européennes de l’époque, de Philippe II d’Espagne à Louis XIV en passant par les Stuarts.

 

En Iran, la grande révolution populaire de 1978-79 a été confisquée par la bourgeoisie nationale du bazar, qui a la spécificité (comme les bourgeoisies arabes des souks, et à la différence des bourgeoisies nationales apparues avec l’impérialisme en Afrique, Amérique latine etc.) d’être une classe ancienne et d’avoir une véritable conscience de classe et une vision du monde propre ; et de s’organiser facilement pour ses intérêts : une classe POUR SOI, bien qu’elle s’abrite, en apparence, derrière la “petite féodalité” des mollahs. Ce sont ces bazari qui ont confisqué la révolution de 1979 et ont formé une “garde bourgeoise”, les Gardiens de la Révolution, qui sont devenus (accessoirement) la première entreprise capitaliste du pays (se muant en bourgeoisie bureaucratique).

Voilà pourquoi le régime iranien, bien que soutenant le régime social-féodal des Assad, est si solide ; à la grande stupéfaction des analystes occidentaux (y compris marxistes sincères) qui ne voient que la “tête de gondole” religieuse et n’analysent pas scientifiquement les choses. Le régime est brutal, certes, car il a confisqué une révolution populaire démocratique et les masses le savent bien. Mais, finalement, il l’est à la manière de Ben Ali en Tunisie (100 morts) ou Moubarak en Egypte (800 morts), à la différence que ceux-ci sont… tombés. Cela car le régime iranien est un régime bourgeois, soutenu y compris par la petite-bourgeoisie, et donc “ancré” dans la société (par exemple avec les bassidj, milice de prolétaires arriérés et croyant au discours “anti-impérialiste” du régime).

Au contraire, les régimes féodaux, comme ceux de Kadhafi et Assad, ne peuvent que mener une véritable guerre civile et ravager leurs pays, car leur assise est celle d’un clan féodal : très faible dans les masses populaires, faible et critique dans la bourgeoisie compradore (qui souhaiterait une économie plus “libérale”), et réelle auprès des clans féodaux (dont des éléments ont muté en bourgeoisie bureaucratique) seulement tant qu’ils savent conserver leur allégeance (or, s’ils apparaissent “faibles”, ils la perdent !).

Beaucoup plus urbains et développés d’un point de vue capitaliste (mais un capitalisme dominé par les monopoles impérialistes…), l’Egypte et la Tunisie sont quand à elles dominées par la “triade” classique des pays semi-coloniaux : oligarchie compradore (intermédiaires commerciaux de l’impérialisme), bourgeoisie bureaucratique (ceux qui utilisent l’appareil d’Etat et les entreprises “publiques” comme source de rente) et les latifundistes, grands propriétaires terriens évoluant vers le capitalisme agricole. Ben Ali et Moubarak étaient des “commis”, des laquais, des “pantins” politiques de ces classes dominantes, dont celles-ci pouvaient facilement se débarasser en maintenant leur système intact.

 

Au contraire, les Kadhafi et les Assad sont EN MÊME TEMPS la première entreprise de Libye et de Syrie : ils n’ont d’autre choix que de vendre cher leur peau, jusqu’au bout. Ils disposent les uns et les autres de forces armées qui leurs sont acquises, d’armées “privées”, qui peuvent (en cas de retournement de l’armée “régulière” vers les insurgés) amener la situation à une “classique” guerre civile.

 

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