Si l’Amérique latine a connu de nombreuses dictatures, militaires voire parfois civiles (elle n’a, à vrai dire, jamais connu la démocratie bourgeoise au sens propre, sinon dans de courtes expériences comme Allende au Chili, et depuis autour de l’an 2000 dans quelques pays comme le Brésil, l’Argentine etc.) ; notamment dans la période 1945-85 (voire 1990 en Amérique centrale), dans la triple préoccupation d’écraser le mouvement révolutionnaire, de lutter contre l’influence social-impérialiste soviétique et d’asseoir la tutelle semi-coloniale US face à des bourgeoisies (beaucoup plus fortes qu’en Afrique, par exemple) tentées par l’émancipation et l'”émergence” ; les dictatures argentines de 1966-73 et (surtout) 1976-83 furent de loin les plus féroces, mettant en place une répression et une élimination systématique des forces populaires progressistes et révolutionnaires (en même temps que d’imposer le “néolibéralisme” des Chicago boys), comparables à l’Espagne de Franco en plus méthodique et organisé, inspirées en particulier des méthodes élaborées lors de la guerre d’indépendance algérienne et diffusée dans le continent américain par Roger Trinquier ou Paul Aussaresses. Une histoire tragique dont Servir le Peuple est parmi les rares médias maoïstes à se faire l’écho, et qui fait profondément partie de son identité politique.
Il faut bien dire qu’à l’époque, le pays était en proie à une effervescence révolutionnaire incontrôlable, expliquant, pour “calmer le jeu”, l’intermède du retour du – très populaire – général Perón en 1973, auquel sa veuve Isabel succèdera de 1974 à 1976. Mais, justement, cette effervescence avait le malheur d’être prisonnière d’une particularité argentine : la question de Perón et du péronisme.
Les débats sur le péronisme ont secoué le mouvement communiste argentin et international pendant toute la seconde moitié du 20e siècle et jusqu’à nos jours, alors que la réalité est pourtant très simple : pays très particulier d’Amérique latine, l’Argentine a la particularité d’avoir sa classe dominante (bourgeoisie et propriété terrienne) traversée par un clivage depuis les origines, clivage donnant deux droites réactionnaires et dont le péronisme et l’anti-péronisme du siècle dernier ne furent que la réactivation. D’un côté, la région de Buenos Aires (et le Grand Sud colonisé par elle à la fin du 19e siècle), grand port ouvert sur le monde, mais paradoxalement siège d’une bourgeoisie aspirant à faire de l’Argentine une nation capitaliste moderne et indépendante, parlant d’égal à égal avec les puissances européennes et nord-américaines ; de l’autre, la bourgeoisie et (surtout) la grande propriété agraire des provinces intérieures du Nord (l’Amérique latine classique), assumant la soumission à l’impérialisme (principalement britannique jusqu’aux années 1930-40, puis principalement US) pour exporter sa production. Au 19e siècle (1829-53), cette contradiction s’incarna dans l’affrontement entre l’homme fort de Buenos Aires, Juan Manuel de Rosas, et celui de l’intérieur, le gouverneur d’Entre Rios, Justo José de Urquiza.
Et au 20e siècle, elle s’exprima dans l’affrontement entre le péronisme et son adversaire, tout autant sinon plus réactionnaire, partisan ouvert de la tutelle néo-coloniale US, incarné dans ce que l’on peut appeler le “parti militaire”, qui mènera trois coups d’État suivis de dictatures réactionnaires sanglantes (1955-58, 1966-73 et 1976-83). La réactivation de cette “guerre des deux droites” fut, en réalité, causée par la crise mondiale de 1929, qui ruina l’économie agro-exportatrice de l’intérieur et vit la mise en place, durant une première période de dictature militaire (la “décennie infâme” 1930-43), d’une politique volontariste et industrialiste de modernisation du pays (générant un vaste prolétariat ouvrier non conscientisé, qui sera le terreau électoral du péronisme).
Cette “guerre des deux droites”, des années 1940 aux années 1980 (et encore, dans une certaine mesure, jusqu’à aujourd’hui), va totalement polariser la vie politique du pays, de l’extrême-droite jusqu’à… la gauche populaire progressiste et révolutionnaire, au moment même où les conditions objectives mondiales étaient les plus favorables à la révolution prolétarienne. Ainsi, le PCA et le PSA seront toujours farouchement anti-péronistes (avec toutefois des dissidences : Borlenghi du PS, Puiggrós du PC, qui rallient Perón), quitte à soutenir (plus ou moins “avec des critiques”) les régimes militaires, jusqu’à leur “aggiornamento” après la dernière dictature. Le mouvement trotskyste se divisera, lui aussi, entre adversaires résolus de Perón (rejoignant le PCA et le PSA dans le “Front démocratique”) et partisans de sa politique développant, selon eux, la classe ouvrière et donc les “conditions objectives” de la révolution. La figure emblématique du trotskysme argentin, Nahuel Moreno, tentera de concilier ces deux tendances, avant de pencher franchement vers l’anti-péronisme, puis d’osciller entre les deux camps. La principale scission anti-révisionniste et pro-chinoise du PCA, le PCR (1968), sera quant à elle clairement pro-péroniste, y voyant un mouvement “bourgeois national”, “tiers-mondiste” et “indépendant des deux superpuissances”, dans une vision totalement “théorie des trois mondes” rappelant, par certains aspects, l’attitude du PCMLF face au gaullisme ; alors même que ses militants étaient décimés par la Triple A (Alliance Anticommuniste d’Argentine, escadron de la mort péroniste de droite). Il y aura de surcroît, dès les années 1950 et surtout 1960, toute une gauche radicale péroniste (Jeunesses péronistes et “organisations combattantes” comme les FAR ou les Montoneros) drainant des éléments qui, ailleurs, auraient été marxistes, montrant (douloureusement) l’influence néfaste du “mythe” Perón sur les masses populaires et la jeunesse. [Dans un souci de précision, on évoquera brièvement, dans le camp bourgeois, un troisième larron : l’Union civique radicale (UCR), née dans les années 1890 et dirigeant le pays de 1916 à 1930. Très proche du radicalisme BBR (encore aujourd’hui avec le PRG), peu intéressée par le débat nationalisme / compradorisme assumé, l’UCR était surtout tournée vers la société argentine elle-même, qu’elle voulait “moderniser” dans une vision positiviste et paternaliste franc-maçonne. Néanmoins, à la fin des années 1950, elle finira par éclater entre un courant pro-Perón et un courant anti-péroniste.]
En définitive, DEUX organisations conséquentes (seulement) sauront se placer au-delà de ce débat pourri : le Parti communiste marxiste-léniniste (PCML), autre scission anti-révisionniste du PC (mais aujourd’hui son héritier, le Parti de la Libération, soutient à fond le gouvernement Kirchner, que le PCR a au moins le mérite d’affronter sans concessions) ; et le PRT-ERP.
Celui-ci est fréquemment, et de manière simpliste, présenté comme une organisation “trotskyste”. La réalité est beaucoup plus complexe, comme le montre cette très intéressante étude que SLP vous invite à lire en digérant après le dîner (il serait difficile de résumer 98 pages en un article ici…) : http://jeremyrubenstein.files.wordpress.com/2011/10/une-histoire-du-prt.pdf
En réalité, le PRT est né en 1965 de la fusion de deux forces révolutionnaires dans le Nord-Ouest argentin (région de Tucumán, Salta, Santiago del Estero) : le Front révolutionnaire indoaméricaniste populaire (FRIP) des frères Santucho, d’où seront issus les principaux cadres, mouvement nationaliste progressiste à forte tendance indigéniste, recherchant un socialisme adapté à la réalité latino-américaine (“indo-américaine”) et ayant évolué vers le marxisme dans la première moitié des années 1960, devant les expériences chinoise, vietnamienne et surtout cubaine ; et Palabra Obrera, l’élément trotskyste, de Nahuel Moreno… mais celui-ci démissionera dès 1968, refusant l’orientation vers la lutte armée (avec la formation de l’ERP, Armée révolutionnaire du Peuple), pour former le PRT “La Verdad” (emmenant donc avec lui l’élément trotskyste “pur et dur”). Un refus de la lutte armée bien typique du trotskysme, à une époque où même un social-démocrate comme Allende (sous la pression de la base, bien entendu) pouvait dire que “la lutte révolutionnaire armée constitue la ligne fondamentale de la révolution en Amérique latine”. [Une opinion à laquelle, bien entendu, souscrit totalement SLP, même encore aujourd’hui, car même si la population urbaine s’est considérablement accrue par rapport à la population rurale (phénomène déjà à l’oeuvre dans les années 60-70) et si l’économie latifundiaire a évolué vers la plantation/ferme agro-industrielle, la classe dominante et les structures fondamentales de domination n’ont pas changé (moderniser n’est pas changer) et de toute manière, la Guerre populaire est la stratégie révolutionnaire universelle et contient forcément un aspect de lutte armée.]
À partir de là, et alors que de puissants mouvements populaires (Cordobazo, Rosariazo) secouent la dictature fasciste de la “Révolution argentine” (1966-73), le PRT-ERP, dans la pratique comme dans l’idéologie, s’éloigne de plus en plus du trotskysme, jusqu’à rompre officiellement avec la IVe Internationale (Secrétariat Unifié), alors dominée par la figure de Pierre Frank, en août 1973 (document en castillan). Dès lors, les références assumées seront, outre les bolchéviks et la Révolution russe de 1917-22, Mao Zedong, Hô Chi Minh et la guerre populaire vietnamienne, Che Guevara et la révolution cubaine, Mariátegui etc. etc.
C’est que, outre ses composantes originelles, le PRT-ERP comptera aussi un important et influent noyau MAOÏSTE, qui infléchira fortement sa ligne ; ainsi, dans le document du IVe Congrès “La seule voie vers le pouvoir ouvrier et le socialisme” (1968), on peut lire : “Aujourd’hui, la tâche principale des marxistes révolutionnaires est de fusionner les apports du trotskysme et du maoïsme dans une unité supérieure, qui signifiera un plein retour au léninisme“, belle marque de cette influence, alors que nous sommes juste après le départ de Moreno et encore fort loin de la rupture avec la “IV”. Ce seront peut-être, quelque part, les maoïstes les plus conséquents d’Argentine à cette époque – le PCR, on l’a dit, évoluant sur une ligne ouvriéro-économiste et pro-péroniste trois-mondiste déplorable, pour laquelle il n’a effectué à ce jour aucune autocritique…
Sa rupture avec le trotskysme consommée, le PRT se lancera à fond dans la lutte armée révolutionnaire contre le régime “constitutionnel” réactionnaire de Perón lui-même puis de sa veuve Isabel, avec en arrière-plan “l’éminence grise” fasciste José Lopez Rega, “patron” de la Triple A ; tout en se préparant à l’éventualité du “pire”, c’est à dire d’une nouvelle dictature militaire exterminatrice (qui surviendra effectivement en mars 1976 : 30.000 « disparus » (desaparecidos), 15.000 fusillés, 9.000 prisonniers politiques et 1,5 million d’exilés pour 30 millions d’habitants). Il appellera les péronistes de gauche sincères à rompre avec leurs illusions (d’un Perón “prisonnier” de l’ultra-droite) et à se joindre au mouvement révolutionnaire authentique, non sans un certain succès, puisqu’en mars 1974, un certain nombre de personnes sincèrement progressistes, trompées par Perón, notamment dans les Jeunesses et les organisations combattantes péronistes, scissionneront pour former le “Parti péroniste authentique”. Sera également constituée une “Coordination révolutionnaire” avec d’autres organisations armées des pays voisins : MIR chilien, ELN bolivienne et Tupamaros uruguayens.
De solides bases d’appui seront établies dans le Nord-Ouest, d’où le Parti était issu et où il était profondément ancré dans la réalité populaire. Mais, faute d’une stratégie militaire suffisamment élaborée, elles seront écrasées par l’offensive contre-révolutionnaire déchaînée en 1975 par Isabel Perón (opération Independencia), calquée sur les méthodes de quadrillage de la guerre d’Algérie… Le document PDF en lien ci-dessus donne un assez bon éclairage des erreurs ayant conduit à cette défaite (foquisme en pratique tout en le rejetant en paroles, militarisme, obsession de la guérilla rurale – Tucumán – au détriment de la lutte urbaine, etc.). L’année suivante, les militaires ayant destitué Isabel Perón n’auront qu’à “finir le travail”, abattant notamment Mario Roberto Santucho (le secrétaire général) et 5 autre cadres dans une fusillade le 19 juillet 1976.
Pour en revenir à notre in memoriam, donc, la lutte armée déclenchée dès la fin des années 60 par le PRT-ERP et les péronistes de gauche avait conduit un grand nombre d’entre eux en prison. En août 1972, 25 d’entre eux s’évadèrent avec l’objectif de gagner le Chili de l’Unité populaire, et de là Cuba. Mais une poignée seulement (6), dont Santucho, y parvint ; les autres, repris, seront sauvagement assassinés à la mitrailleuse, montrant là le visage infâme de la réaction argentine et de la réaction mondiale en général. Dans la conscience populaire révolutionnaire d’Argentine, le 22 août 1972 reste donc gravé comme un jour de martyre et d’heroicidad, comparable au 19 juin 1986 dans l’histoire révolutionnaire du Pérou.
Le 15 août 1972, durant le gouvernement dictatorial du géneral Alejandro Agustín Lanusse, 25 prisonniers politiques appartenant au PRT-ERP (Parti Révolutionnaire des Travailleurs – Armée Révolutionnaire du Peuple), aux FAR (Forces Armées Révolutionnaires) et aux Montoneros, s’échappèrent du pénitencier de Rawson dans la province de Chubut. Six d’entre eux parvinrent à gagner le Chili de Salvador Allende. Dix-neuf ne réussirent pas à parvenir à l’avion. Ils se livrèrent après qu’on leur eut accordé des garanties pour leur intégrité physique. Le 22 août, les 19 prisonniers furent lâchement fusillés par des rafales de mitrailleuse dans la base navale Almirante Zar. Trois d’entre eux survécurent pour raconter l’histoire que nous récupérons aujourd’hui, pour maintenir vive la mémoire, pour ne pas oublier, ni pardonner.
Les fusillés :
Carlos Alberto Astudillo (FAR), Rubén Pedro Bonet (PRT-ERP), Eduardo Adolfo Capello (PRT-ERP), Mario Emilio Delfino (PRT-ERP), Alberto Carlos del Rey (PRT-ERP), Alfredo Elías Kohon (FAR), Clarisa Rosa Lea Place (PRT-ERP), Susana Graciela Lesgart de Yofre (MONTONEROS), José Ricardo Mena (PRT-ERP), Miguel Ángel Polti (PRT-ERP), Mariano Pujadas (MONTONEROS), María Angélica Sabelli (FAR), Ana María Villareal de Santucho (PRT-ERP), Humberto Segundo Suarez (PRT-ERP), Humberto Adrián Toschi (PRT-ERP), Jorge Alejandro Ulla (PRT-ERP),
Les survivants :
Maria Antonia Berger (MONTONEROS), Alberto Miguel Camps (FAR), Ricardo René Haidar (MONTONEROS)
Six camarades réussirent à fuir le 15 août, gagnant le Chili puis Cuba :
Roberto Quieto. (FAR), Marcos Osatinsky. (FAR), Domingo Mena, (PRT-ERP), Mario Roberto Santucho, (PRT-ERP), Enrique Gorriarán Merlo. (PRT-ERP), Fernando Vaca Narvaja. (MONTONEROS),
Les prisonniers de Rawson n’étaient pas seuls. Nombre de voisins de la cité s’offrirent comme mandataires des prisonniers et formèrent l’Assemblée du Peuple. Ils furent eux aussi victimes de la répression d’État quelques mois après l’évasion : le gouvernement national ordonna de nombreuses violations de domiciles et de commerces et finit par arrêter 15 personnes qui furent transférées à la prison de Devoto.
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